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En Cavales...

Orage ô désespoir
aux
Aiguilles de Benevise


15 juin 2003

Ca y est, Miss Elsa vient d’en terminer avec ses examens, après une longue attente de la dernière épreuve due aux grèves. Elle goûte enfin aux joies des (très) grandes vacances ! Décidément, ce mois de juin 2003 est chaud bouillant. Socialement, c’est la guerre des tranchées entre le gouvernement et les différents syndicats. Au menu : les retraites et la décentralisation, les thèmes en vogue du moment. Au moins, on parle un peu moins de Sarkozy, le voleur de points ! Mais au sens propre, juin 2003 met le feu ! Quinze jours d’une canicule d’enfer, 35° étant monnaie courante, les évolutions orageuses de fin de journée également. Bref, à Grenoble, c’est l’étuve, les coups de soleil vont bon train, les T-shirts sont trop chauds, les nuits sont moites. Elsa donc, libérée de toute contrainte universitaire, a prévu une dizaine de jours à Paris afin de rendre visite à sa tante et ses amis et de profiter des joies culturelles de la capitale. Je suis donc seul à Grenoble pour quelques temps, et l’envie d’en découdre avec le rocher en montagne me gagne. Le week-end passé, j’avais coché trois belles voies au Verdon, dont l’incontournable « La demande » sous un cagnard innommable, et l’impressionnante car gazeuse « L’ange en décomposition », celle là même qu’avait choisie Edlinger pour son mémorable vol de vingt mètres dans « Opéral Vertical ». La semaine suivante fut plutôt douce, bercée par les petites virées en ville avec Elsa pour s’offrir une glace, les promenades du soir, ou les sorties ciné au frais dans les salles climatisées. De leur côté, les autres membres du BLMS ont des activités diverses : Matt ne décolle pas les fesses de son vélo, recevant d’ailleurs ce week-end même son nouveau cadre Look (sera-t-il prêt pour le Tour ?), Max se la coule douce à Nice dans la belle famille, pendant que Vonk continue avec courage de surmonter les obstacles (infection de la cicatrice entre autres) de la rééducation de son accident de décembre.

Ce samedi matin, à la fraîche, je dépose donc ma moitié à la gare afin qu’elle prenne place dans son TGV pour Paris. Mission accomplie, je m’en retourne à la maison afin de boucler le sac et de rejoindre Matthieu chez lui. Ce dernier, bien que partant en montagne avec son Pater dans la journée, a un « trou » dans la matinée et nous avons donc décidé d’aller torcher une voie aux Rochers de l’Homme, du côté de Chamrousse, notre spot fétiche dès que les longues et belles journées sont là. Au menu ce matin, « Chourmo », ED, 320m, 7a max. Forts de nos performances d’heptogradiste en falaise ce printemps, nous ne ferons à n’en pas douter qu’une bouchée de cette aimable Cambonnerie champêtre.

Après la rencontre incongrue, à l’Arselle de l’excellent Dominique Maillet, éminent membre de Xerox dont on peut dire qu ‘ « on se comprend », nous filons vers le départ de cet itinéraire long et soutenu. Quatre grosses heures plus tard, nous nous rétablissons sur le plateau sommital des Rochers de l’Homme, fourbus. Petit débriefing : c’est long, c’est continu dans la difficulté, et ça finit par entamer les bras. Bref, c’est quand même du sérieux. Mais ça passe plutôt bien, même si nous sommes complètement séchés par ces efforts en plein cagnard. En arrivant chez moi, j’avalerai une bouteille d’un litre et demi en deux ou trois minutes, avant d’en attaquer une seconde. J’étais desséché jusqu’au fond du gosier, et rien n’est plus appréciable que de l’eau bien fraîche dans ces conditions. Bref, la canicule, omniprésente à Grenoble depuis des lustres, ne nous a pas épargnés, mais nous avons fait la croix. Après « Ghost Dog » enchaînée l’an passé, il ne nous reste que « Total Kheops » pour avoir dans la besace les trois voies les plus dures du site.

La fin d’après midi fut consacrée à une réhydratation active, promenade en ville, bain de foule, bref, le quotidien d’un membre du star système. Une petite fringale tardive sera calmée par un méprisable casse croûte gras de chez Quick, et l’attente d’Olivier Torinesi à la gare sera rendue moins longue en dévorant « l’élection de la sportive de l’année » dans Moto Revue cette semaine. Le ciel s’est assombri, les premières (et dernières !) gouttes tombent, je me réfugie dans le hall SNCF. Le 1933 de Valence entre en gare et là, surprise ! Un homme à demi nu, dont la chemise à fleur criarde masque entièrement le petit short d’athlétisme, chargé de sacs au dos et sur l’épaule, s’avance. Le poil roux, le cheveu hirsute, pas de doute, c’est bien lui, OT est dans la place ! En contact mailesque pendant la semaine, nous avons dans l’idée de parcourir un bel itinéraire de haute montagne, de faire un voyage rocheux dans le même esprit que « Rackham le Rouget » en octobre dernier, dernière sortie grimpe du BLMS au grand complet d’ailleurs. Notre choix s’est porté sur le Pic Nord des Cavales, et sur sa face Sud en particulier. Olivier, à court d’expérience en grimpe depuis un certain temps, souhaitait à l’origine s’offrir l’arête Ouest, mais son orgueilleux équipier a refusé une si longue approche pour une voie de difficulté si modeste... Je parvenais donc à convaincre mon ami à tailler la roche dans « Le Diable au Corps », une voie longue de 400m cotée TD+, a priori bien équipée. Je m’engage à passer en tête tout le temps s’il le faut pour convaincre définitivement le skieur extrême Valentinois de se rallier à mon choix.

Une fois à la maison, nous goûtons aux joies d’une soirée de chaleur moite. Nous nous employons à préparer les sacs pendant que les pâtes cuisent joyeusement dans la casserole. Nous dînerons « en terrasse », la grande classe. Le matos est trié sur le volet. A priori, ce sera (on s’en doutait) bien light. En clair, dégaines, sangles, casque, une paire de friends pour Olivier (je n’en prends pas contrairement aux conseils de Gabe qui avait fait cette voie avec Sam, le BE mutant dont la coupe de cheveux a donné naissance à son surnom d’ « homme palmier »). Côté fringues, c’est certes la canicule, mais nous espérons trouver, à près de 3400m d’altitude, la fraîcheur qui nous fait tant défaut en plaine. Par conséquent, une polaire « à 1000 balles » coupe vent devrait suffire. Côté grolles, malgré le célèbre névé a priori présent au pied de la face, nous partirons en baskets (prononcez « baské », assurément le mot du moment, copyright Vonk), misant sur un regel nocturne faible ou absent. Par prudence, nous embarquons tout de même un piolet par personne. Enfin, quelques barres énergétiques, du pain, et de la flotte en quantité. Il est temps de passer à table. Dans l’immeuble d’en face, c’est la fête au dernier étage, quel boucan ! Il ne se tairont qu’en pleine nuit… peu avant l’heure du réveil pour les alpinistes que nous sommes. Leur journée s’achève bien tard, la notre commencera très tôt, vers 3h30, et promet d’être longue ! En attendant, s’il nous ont vus, ils ont du se marrer : deux gus en caleçon dînant l’un en face de l’autre limite ambiance « chandelles » ça devait avoir du cachet ! Une rapide séance de vaisselle et zou, au lit. La nuit sera courte, et la course éreintante : 1300m de dénivelée d’approche style « Oisans full options » avec passage de pierriers et névés, puis 400m de paroi pour déboucher à presque 3400m, la séance de rappels et enfin la marche du retour, on a tablé sur une bonne demi journée, c’est à dire douze heures...

Trois heures trente, le radio réveil prend vie, nous aussi. Toujours aussi dur de sortir du lit à ces heures indues, m’enfin. Le petit déjeuner est vite avalé. Au menu, du thé poire-vanille tapé dans le stock d’Elsa et du pain beurré confiture, avec ça, pas de souci, je vais larguer le Torineski (ou pas, bien entendu). Nous sommes sur le pied de guerre à la Bérarde vers 5h20, et nous abandonnons les frontales à la bagnole puisque le jour point déjà. Olivier est plus chargé que moi, c’est lui qui porte le rappel de 100m. Du coup, plus léger, je me surprends à suivre le rythme imposé par la loco de Valence. Le ciel est un peu chargé, mais rien de bien méchant. Seuls les très hauts sommets, tels que la Meije, sont accrochés. Nous arpentons d’un bon pas le sentier du Chatelleret. La fraîcheur de ces contrées est vraiment agréable, il fait douze treize degrés à 1700m, un régal. Bientôt se dresse le beau Pic Nord des Cavales, fier sommet d’altitude déjà honorable, 3364m. Le pied de la face Sud nous surplombe encore d’un millier de mètres, et pas des moindres. Une heure d’efforts nous sont nécessaires pour quitter l’interminable plat du vallon des Etançons. Nous bifurquons sur la droite en direction du Col du Clot des Cavales, et attaquons les lacets du sentier devenu plus étriqué. Ce dernier traverse une des innombrables cascades qui jalonnent le parcours. L’occasion pour Olivier de perdre son bâton qui dégringole quelques dizaines de mètres plus bas et s’immobilise dans l’eau. Quelques instants de perdus pour descendre le récupérer, et la longue approche reprend. Le chemin contourne l’arête Ouest issue du Pic Sud des Cavales, puis s’élève dans des pierriers sablonneux, avant de buter sur un passage rocheux. J’y cache mes bâtons de marche, puis grimpe rapidement jusqu’au sommet de ce petit passage amusant. Nous entrons là véritablement en haute montagne. Derrière nous, le glacier de la Casse Déserte présente des crevasses béantes. Pas vraiment la même gueule que lors de mon passage avec le Borsd lors d’un grand circuit à skis l’an dernier. Nous remontons vers le glacier des Cavales avant de viser au Nord le névé qui barre l’accès aux dalles de la face Sud, point de départ de l’objectif du jour. Aujourd’hui, nous sommes en veine, un éboulis rocheux permet d’éviter la neige presque entièrement. Pour le reste, le regel étant, comme nous l’avions prévu, plus que moyen, on peut aisément y tailler des marches en baskets (« baské », n’oubliez pas). Trois heures et quart d’efforts ont été consentis pour enfin poser les sacs et se préparer à l’escalade à proprement parler. Je ne suis pas peu fier d’avoir tenu le rythme du Caïd de Valence, c’est pas tous les jours (faut dire aussi que son sac avait pas la même gueule que le mien, corde oblige, mais bon). Les préparatifs sont vite expédiés, nous anticipons même le retour en planquant le gros sac dans les éboulis en amont du névé, névé que l’on doit pouvoir franchir depuis le dernier relais en rappel. Ceci afin d’éviter de faire du barefoot sur de la neige en chaussons... ou « baskés ».

Olivier avale la première demi-longueur sans coup férir (l’autre demi est sous le névé, et s’offre aux grimpeurs bien plus tard en saison), puis attaque directement la suivante, comprenant un des rares passages en 6a de la voie. L’espacement entre les points et le style d’escalade (plutôt vertical) ne lui semblent pas très engageants. Il désescalade efficacement et je le remplace en espérant gagner du temps. Le rocher est beau, c’est du granite bien compact. Les trois longueurs suivantes se déroulent dans une dalle à faible inclinaison moyenne, privilégiant la pose de pieds jusqu’à une vire caillouteuse. Au dessus de la vire, l’escalade est plus raide, du moins au début, et six longueurs mènent au sommet. Au second relais, alors que j’assure Olivier, je reconnais la longueur d’A0 équipée qui nous attend: quatre spits posés dans une dalle compacte bien lisse : Mmm. Olivier va s’y attaquer, en bon agrégé de Physique, les ruses mécaniques pour gagner de l’altitude, ça le connaît. Une dégaine en inversée main gauche, le pied droit sur le spit à laquelle est clippée cette dégaine, et zou, on pousse, bras tendu… pour mousquetonner le point suivant. Une fois le ballet bien rodé, Olivier dépote et se débarrasse de cette longueur studieuse avec insolence. Je le rejoins sur un relais assez confortable. Petit à petit, le vide se creuse autour de nous, nous faisons désormais partie de la paroi. La longueur suivante me revient. Il s’agit d’une bonne dalle à pédé en 5+, équipée « Cambon » certes mais « montagne », autant dire qu’un vol signifie obligatoirement une bonne rapade intégrale, et pourquoi pas quelques rebonds sanglants... Quelques gouttes de grésil me rafraîchissent le visage alors que je m’applique à poser la gomme des chaussons sur ces dalles de m... Je n’aime pas ce style de grimpe, et c’est pour ça que ce genre de sortie me fait du bien. Alors qu’Olivier récupère les dégaines en second, il se met à pleuvoir pour de bon. La roche se mouille, la retraite semble inéluctable... et merde, c’est le but ! Perdu entre deux relais, Olive sort les bras pour me rejoindre en tractant à la corde. Le temps qu’il s’exécute, la pluie cesse, laissant derrière elle un rocher légèrement humide... et le grand beau temps ! Nous décidons de pousser jusqu’à la vire, une longueur au dessus, puis de se barrer si la météo n’est pas plus clémente. Olivier enquille donc avec brio ces quelques mètres qui nous séparent de la zone de cailloux branlants que le topo honore du nom de vire...

Nous traversons cette « zone franche » pour rejoindre un spit à maillon qui fera office de relais... Pour redescendre ? Non, finalement le soleil commence à donner, les polaires sont presque de trop, nous ne voyons pas de raison valable de battre en retraite de suite. Pas question de se chier, nous continuons !

Une belle longueur en traversée dans le 5+ nous remet dans le bain. Les points sont éloignés, l’escalade se fait plus verticale : Olivier le technicien qui grimpe avec ses pieds et pas qu’avec ses bras préfère me laisser continuer devant. Je m’élance alors dans une seconde longueur dans un bon 5+, équipé aéré, avec une petite section humide bien engagée qui me demandera de l’attention, avant de négocier un petit réta physique pour mon plus grand plaisir. L’escalade devient franchement belle, le voilà notre voyage granitique ! Le rocher, de couleur beige pâle, est superbe de compacité, de pureté. Relais super confort sur une bonne petite vire après cette longue tirée. Un petit crochet à droite pour s’échapper de la vire puis c’est une bonne rampe garnie de cannelures qui mène à un second petit toit un peu plus délicat : le deuxième et dernier passage en 6a. Une fois le pas négocié, il ne faut plus tomber, puisque la voie traverse une demi douzaine de mètres sur la droite jusqu’au relais. Nous approchons fortement du sommet. Le soleil brille moins, mais le temps reste acceptable ; le fait est que nous ne nous retournons pas souvent pour voir l’évolution nuageuse au Sud. Erreur qui nous est totalement imputable. La longueur suivante doit tirer légèrement à droite, pour rejoindre la ligne d’ « Action Directe ». Je ne vois q’un spit bien haut et un peu à gauche : c’est par là que je passerai. Cette longueur en (supposé ?) 5 fut mémorable. Cinquante bons mètres (bout de corde), trois points je crois dont un vieux piton, de la dalle, des cannelures facilement équipables... Je comprends pourquoi Gabe parlait de coinceurs ! Bien content d’en être sorti, j’aboutis sur les vires qui peuvent mener au sommet. Le tirage est monstre, je fais un rapide relais sur un becquet avec mon ficelou à machard. Après m’être assuré qu’il tenait bon, je fais monter Olivier. Il nous reste à présent deux petites longueurs en 4 il me semble. C’est là que nous nous rendons compte que la météo est de nouveau en train de se dégrader rapidement par le Sud : il faut se casser, et vite ! Pendant qu’Olivier met en place le premier des rappels, je range le matos dans le sac, et prends le temps de renfiler mes baskets, la douleur infligée par mes Ninjas à mes orteils commençant à devenir pénible après tout ce temps. Tant pis pour le sommet, il nous manque cinquante petits mètres, mais il faut se barrer: nous sommes à plus de 3300m sur une face isolée propice à la foudre, il y a deux heures et demi trois heures de marche pour regagner la Bérarde une fois les rappels achevés... Bref, faut se magner.

L’ambiance demeure cependant au beau fixe dans la cordée, et les premières gouttes qui nous atteignent alors qu’Olivier coulisse le long de la corde n’entament pas notre bonne humeur. Pas encore.

« Libre ! » hurle l’ami Tori.

Je mets en place mon prüsik, enfile le puits sur la corde, et me jette dans le vide. La pluie se fait plus continue, le ciel est maintenant noir, on est bons pour une bonne saucée me dis-je. Alors que je rejoins Olivier au relais inférieur, nous nous dépêchons de ravaler la corde pour encaper la suite des rappels. L’orage est désormais sur nous. Les premiers grêlons atterrissent bientôt sur et dans nos polaires en s’infiltrant par le cou, dans nos poches, sur nos mains, et crépitent sur nos casques. L’eau coule abondamment sur la paroi, les chaussures sont rapidement trempées, les pantalons à tordre. Vite vite vite, il commence à faire très froid, il faut descendre à tout prix ! J’attaque le rappel suivant en premier. C’est l’apocalypse ! L’eau dégringole en torrents depuis les vires sommitales, les pierres volent, la grêle frite nos doigts meurtris et glace nos membres en s’infiltrant partout. Lorsque je rejoins la petite vire au dessus de la « longueur clé » de la partie supérieure de la voie, j’ai les pieds sous l’eau ! La flotte tombe en torrents, et c’est une vrai rivière en furie qui parcourt ce lieu si confortable il y a trois quarts d’heure à peine ! La douleur infligée par la grêle martelant nos mains à une fréquence inouïe est difficilement supportable. Olivier apparaît à présent pendu au dessus de moi, comme sortant des enfers, et se pose à mes côtés. Nous sommes vâchés à cette paroi, notre corde c’est notre vie, pourvu qu’elle ne se coince pas la pute ! Le stress du rappel coincé vient de s’ajouter aux conditions météo dantesques et il ne nous quittera plus.

Nous prenons petit à petit conscience que nous sommes dans une situation bien plus mal engagée que nous ne l’avions imaginée : si la corde se coince, notre position peut devenir carrément dramatique : nous sommes congelés, transis de froid. Nos corps détrempés sont pris de convulsions, de tremblements incessants, nous avons du mal à aligner trois mots sans que les dents ne reprennent leur incontrôlable séance de claquettes ! Nous ne pourrons pas passer une nuit à cette altitude, équipés comme nous le sommes, dans l’état qui est le nôtre. En tous cas cela nous paraît impossible. Putain, que c’est bon la canicule, qu’est-ce qu’on a été cons de s’en plaindre ! Alors que nous tentons de ravaler la corde de nos doigts gourds, rougis par le froid et les impacts de grêle, la tempête hausse le ton ! L’orage devient démentiel, la grêle est omniprésente et redouble de violence, impossible de regarder autre chose que le torrent d’eau glacée qui recouvre nos pieds. Nous nous recroquevillons l’un sur l’autre, priant pour que les pavasses qui éclatent ça et là ne choisissent pas de venir s’écraser sur nos casques. Un « clac » sourd bien plus lourd que ceux dus à la grêle explose tout près de mes oreilles, un caillou vient de percuter mon casque… un peu plus tard, même chose pour Olivier. Pour la première fois, nous sommes en danger de mort non pas parce que nous sommes dans une situation que nous avons recherchée et que nous allons maîtriser parce que c’est dans nos moyens personnels (ski extrême, solo), mais parce que nous sommes piégés en pleine paroi en haute altitude, soumis au bon vouloir des Dieux. C’est une sensation bizarre et très désagréable ! Ne pas flancher, ne pas céder à la panique, rester solidaires et calmes. Entre nous heureusement, pas un signe de découragement n’a filtré, que du rationnel, récupérer la corde, enchaîner les rappels quelle que soit la peur et quel que soit le froid que nous puissions endurer. Descendre, la survie est en bas. Car en haut, il y a la foudre, les rochers qui percutent la paroi dans leur effroyable course vers le sol. Ramasser un machin comme ça sur la gueule serait la fin des haricots. Au moins, on n’aurait plus froid ! Cynisme mis à part, en cet instant, je ne sais absolument pas si nous allons nous en sortir vivants. C’est loin d’être une certitude. Olivier m’avouera qu’il pensait de même, mais nous avons lutté. La corde, après s’être bloquée un instant, et nous avoir instantanément glacé le sang, finit par venir ; ouf ! Mes mains sont presque inopérantes, Olivier grelotte lui aussi de tout son être. Que c’est difficile d’être courageux dans ces moments là ! Les pensées pour ceux qu’on aime sont entrecoupées de songes à ces grands alpinistes qui nous ont fait rêver par leurs livres, dévorés le soir bien au chaud. Les Rébuffat, les Desmaisons, les Bonatti, et tant d’autres ! Quel moral ils avaient ! Nous parvenons avec grand peine à mettre le huit en place pour descendre en rappel tant les mains gigotent toutes seules, et une fois qu’il est fixé, on se lance sans réfléchir, pieds à plat sur du rocher devenu un véritable toboggan géant. En tout état de cause, mes mains tiennent la corde mais je ne les sens pas. Deux rappels plus bas, ce qui paraît une éternité, la grêle se calme, seule la pluie demeure: c’est déjà un mieux ! Nous sommes frigorifiés certes, mais une fois sur la vire, entièrement blanchie car recouverte de grêlons et donc très glissante, le moral remonte, surtout lorsque l’on bascule précautionneusement sur les grandes dalles et que l’on revoit, 200m plus bas, le névé de départ : on touche au but, on va y arriver ! La suite, jusqu’au pied de la paroi, est un enchaînement d’automatismes. Nous faisons abstraction du froid, de la pluie, et essayons d’être les plus rapides possible afin de minimiser les chances de se prendre un parpaing sur le coin de la tronche. On soignera les onglées et les tremblements une fois la corde rangée dans le sac. L’orage se calmera sensiblement au moment où nous touchons la terre « ferme », c’est à dire le névé glissant qui lèche le pied des grandes dalles. Modulo une descente de moraine rendue scabreuse par les éboulements et les coulées d’eau, nous sommes sauvés !

La redescente jusqu’au vallon des Etançons sera longue, glissante, mais sereine : nous sommes sortis ! Sur le chemin du Chatelleret, c’est Beyrouth : des blocs gros comme des tables basses gisent en travers du sentier, et ils n’étaient pas là ce matin ! Des avalanches de pierre et de terre coupent ça et là le petit chemin, qui doit bien se demander ce que c’est que ce bordel ! Nous retrouvons la petite Clio RS sur le coup de six heures moins cinq, soit 12h45 après l’avoir quittée au petit matin : une grosse bambée !

Les fléaux habitués de la route de Bourg ne nous font aucun cadeau et Olivier rate son train pour une poignée de minutes, mais il est vrai que le timing était serré ; tant pis, il sautera dans celui de 2023. Vingt quatre heures à peine après l’avoir accueilli, je dépose un barbu à demi vêtu par une large chemise hawaïenne aux couleurs d’été et au petit short à la El Guerrouj. Nous sommes physiquement plus vieux d’une journée, mais dans la tête nous avons pris une bonne leçon en forme d’avertissement. Désormais, fini l’optimisme « la météo, ça paaaaasse » en haute montagne, et fini la mode « overlight tout mon matos rentre dans un sac banane » dans les trucs un tantinet engagés. Cassé de partout, je regagne mes pénates sur les rotules, et savoure le confort inestimable d’une douche chaude, avant de béqueter une pizza en vitesse et de m’effondrer sur mon lit le dos bien contracturé. Les sentiments se mélangent, déjà la peur s’estompe, la terreur de ces moments est diluée dans le flot d’images de la journée, nuancée par le succès final de l’entreprise. Un instantané me revient, celle des chaussons d’Olivier, gorgés de flotte, alors que celui-ci déclamait :

« La montagne ça forge le caractère »

Certes, nous sortons plus forts d’une bonne dégelée comme celle-là, mais bon, à ne pas renouveler trop souvent quand même ! In fine ne demeurera probablement que le sentiment fort de l’aventure vécue. Mais quel souvenir !

Romain